Dix milliards de fois la masse du Soleil. C’est approximativement le gabarit de deux trous noirs géants, les plus massifs jamais découverts jusqu’à présent dans notre coin d’Univers. L’annonce en a été faite par un article publié dans la revue Nature,mercredi 7 décembre. Ces monstres cosmiques, qui battent largement le précédent record (6,3 milliards de masses solaires),résident chacun au centre d’une galaxie elliptique. La première, nommée NGC 3842, est la plus brillante d’un amas de galaxies situé à 320 millions d’années-lumière de nous, dans la constellation du Lion. Un peu plus lointaine, la seconde, NGC 4889, siège dans la constellation de la Chevelure de Bérénice, à 336 millions d’années-lumière.
La masse du Soleil étant de 2 milliards de milliards de milliards de tonnes, ces trous noirs supermassifs, comme les appellent les astronomes, font donc environ 20 milliards de milliards de milliards de milliards de tonnes. Inutile de dire qu’à ce niveau de démesure, il est bien difficile de se faire une idée de cette masse monumentale ! Certes, ces objets sont suffisamment grands pour que notre système solaire (à supposer qu’il puisse être téléporté tel quel) y tienne, puisque l’espace qu’ils occupent est 200 fois plus grand que celui délimité par l’orbite de la Terre. Mais si l’on considère qu’il faut y caser la masse de 10 milliards de Soleils, on s’aperçoit que la densité de matière est extrême : c’est un peu comme si on voulait faire tenir dans Paris, qui est une grande ville, toute la population mondiale.
La plupart des grandes galaxies possèdent en leur noyau un trou noir (et la nôtre, la Voie lactée, ne fait pas exception même si son locataire central est bien plus modeste). Evidemment, comme son nom le laisse deviner, un trou noir est inobservable directement. En effet, le champ gravitationnel créé par cette incroyable concentration de matière est tellement intense que rien ne s’en échappe, pas même la lumière. Cet obstacle n’a pas empêché les astronomes d’étudier ces curieux objets en analysant l’influence de leur masse considérable sur leur entourage, qu’il s’agisse de tourbillons de gaz chauffés au point d’émettre des rayons X ou bien d’étoiles entrées dans une course folle, ainsi que le suggère la vue d’artiste qui ouvre ce billet. C’est cette seconde approche qu’ont adoptée les auteurs de l’article deNature. En additionnant les forces de plusieurs télescopes américains – le Keck 2 et le Gemini Nord, deux géants hawaïens, ainsi que le Harlan J. Smith Telescope de l’observatoire McDonald au Texas – tout en s’appuyant sur des données du télescope spatial Hubble, ils ont pu, pour chacune des galaxies ciblées, mesurer les vitesses de dizaines d’étoiles évoluant aux abords du trou noir, afin d’en déduire la masse de celui-ci.
L’intérêt de cette découverte est double. Tout d’abord, il se pourrait bien que ces deux objets soient les avatars des immenses trous noirs très actifs qui peuplèrent jadis l’Univers jeune. Les galaxies les plus éloignées – et donc les plus vieilles puisque, en raison de la vitesse finie de la lumière, regarder loin dans le cosmos revient à regarder dans son lointain passé – sont aussi les objets les plus brillants que nous connaissons. On imagine que ces galaxies appelées quasars possédaient en leur centre des trous noirs gloutons, capables de dévorer chaque année des dizaines voire des centaines de masses solaires de matière et produisant au passage une débauche d’énergie. En revanche, dès que l’on observe notre voisinage (et donc que l’on observe le passé récent du cosmos), les quasars ne se manifestent plus, sans doute parce qu’une fois fait le ménage autour d’eux, ils ont été contraints de se mettre à la diète et de se faire plus discrets, voire de prendre leur retraite… Comme l’explique l’une des auteurs de l’étude, Chung-Pei Ma, professeur d’astronomie à l’université de Berkeley, en Californie, les deux trous noirs en question “sont similaires en masse aux jeunes quasars et pourraient être le chaînon manquant entre les quasars et les trous noirs supermassifs que nous voyons aujourd’hui.”
Le second enseignement de cette découverte concerne le mode de formation, encore mal déterminé, de ces mammouths cosmiques. Comme le résume Chung-Pei Ma, “pour un astronome, découvrir ces trous noirs insatiables, c’est comme finir par rencontrer ces gens de 2,70 mètres dont la haute taille a seulement pu être connue à partir d’os fossilisés. Comment sont-ils devenus si grands ?” Un des scénarios possibles est que ces monstres se soient gavés du gaz que leur galaxie capturait dans l’espace qui l’entourait. Ce gaz nourrissait à la fois le trou noir central et les pouponnières d’étoiles incluses dans le bulbe galactique. C’est pour cette raison que, dans les galaxies elliptiques, les astronomes estiment la masse d’un trou noir en observant la dynamique de ce bulbe. Or, les auteurs de l’article publié parNature se sont aperçus que l’évaluation obtenue avec cette corrélation ne collait pas bien avec les mesures précises qu’ils ont effectuées. Pour eux, cette incohérence traduit probablement le fait que le scénario de croissance des trous noirs supermassifs n’est pas le bon. Leurs galaxies-hôtes ont peut-être simplement joué aux hommes d’affaires avant l’heure, pratiquant la fusion-acquisition à tour de bras. Il arrive en effet souvent que deux galaxies s’attirent et s’amalgament l’une l’autre. Ce faisant, leurs trous noirs fusionnent et mutualisent leurs masses… mais sans jamais dégraisser !
 Pierre Barthélémy